Il y a des gens qui inspirent, qui imposent le respect, qui impressionnent et qui donnent à l’homme une dimension extraordinaire. Frédéric Pierucci est de ceux-là. L’histoire, les douleurs et les combats de cet homme au destin hors du commun font réfléchir et grandir.
Tu ne fais pas partie de la French Tech et n’es pas un patron d’un département d’ingénierie, mais tu as une vision de la tech très originale et intéressante qui inspire ! Dans un premier temps, peux-tu dire un mot sur toi, ton parcours et ta carrière avant le 14 avril 2013 ?
J’ai passé plus de vingt ans dans un groupe que tout le monde connaît, Alstom. Là-bas, j’ai eu une carrière principalement d’expatriés pendant 20 ans, en Asie, aux États-Unis et en Europe. Alstom, c’est un grand groupe. J’ai toujours été dans la partie production d’électricité où j’ai occupé plusieurs postes : patron des ventes globales pour les centrales nucléaires et de charbon, patron de plusieurs business units à l’intérieur du groupe… Le dernier poste que j’ai eu, c’est patron de la division « Chaudières », qui regroupait 4000 personnes et un chiffre d’affaires de 1.4 milliard et qui était basé à Singapour.
Qu’est ce qui s’est passé le 14 avril 2013 ?
Début 2013, j’étais donc à Singapour pour soutenir la stratégie du groupe Alstom sur la partie production d’électricité qui était de se rapprocher de ses concurrents chinois. Ma division était notamment utilisée comme division test pour ce rapprochement. Pendant deux ans, j’ai tout géré. J’ai déménagé le siège à Singapour et j’ai préparé cette fusion avec nos partenaires chinois. J’ai même été nommé futur patron de cette entité. D’un autre côté, sur la partie transport et plus précisément sur la partie fabrication des trains des TGV, la stratégie du groupe était, au début des années 2010, de faire entrer dans l’actionnariat d’Alstom Transport, un actionnaire russe. Dans ce projet, plusieurs acteurs étaient donc concernés : les français, les russes, les chinois. Et il y avait quelqu’un qui manquait en fait le tour de table mais qui n’a pas tardé à se faire connaître (spoiler) ! Ainsi, en août 2012, j’ai transféré le siège à Singapour et y ai déménagé. En parallèle, je voyageais beaucoup aux Etats-Unis car je gérais à peu près 700 personnes là-bas. Et le 14 avril 2013, lorsque je suis arrivé à l’aéroport Kennedy, la porte de l’avion s’est ouverte, cinq personnes m’attendaient pour me signifier que j’étais en état d’arrestation me passer les menottes aux poignets à la sortie de l’avion.
Tu aurais pu voir venir cette arrestation ?
Pas du tout. Lorsqu’ils m’ont arrêté, je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle ils le faisaient. Même eux ne savaient pas ! Ils avaient juste l’ordre de m’arrêter à la sortie de l’avion et de m’amener au siège du FBI à Manhattan pour voir le procureur du département de la Justice.
Qu’est ce qui s’est passé après ?
Lorsque j’ai été arrêté, on m’a signifié que j’avais été mis en examen six mois plus tôt, mais que cette mise en examen avait été gardée sous scellés parce que j’étais un citoyen français. En effet, lorsque les Etats-Unis mettent des citoyens français en examen, ils privilégient la confidentialité pour éviter que les Français se réfugient en France et n’en sortent plus car la France ne n’extrade pas ses ressortissants. Ainsi, j’ai été mis en examen car, selon eux, j’étais au courant de divers pots de vin versés par des intermédiaires commerciaux d’Alstom pour remporter un contrat en Indonésie, 10 ans plus tôt. Donc, je suis resté d’abord 14 mois en prison de haute sécurité aux Etats-Unis avec la crème de la crème de la côte ouest. Et je me suis rapidement aperçu que j’avais été utilisé et instrumentalisé pour mettre la pression sur le PDG du groupe pour qu’il négocie un accord avec les Etats-Unis et paye une amende au Trésor américain. Leur objectif était de déstabiliser l’entreprise et mettre la pression sur le PDG pour qu’il vende les deux tiers de l’activité d’Alstom à son grand concurrent américain General Electric. Ça a été une catastrophe nationale parce Alstom était le fabricant de turbines pour les centrales nucléaires françaises et l’entreprise assurait toute la maintenance des centrales. Et donc, en passant sous pavillon américain, la France a perdu une grande autonomie stratégique qui avait été le fruit de la stratégie d’industrialisation et d’autonomie énergétique dans les années 70. En plus de ça, Alstom faisait aussi la propulsion du Charles de Gaulle et, en vendant Alstom Power, on a perdu énormément de notre capacité à être souverain sur ce sujet-là. Ensuite, de nombreux débats ont eu lieu en France. Dans les années 2014, 2015, etc, des commissions d’enquête parlementaire sur le sujet ont été organisées et beaucoup de livres et de documentaires ont été réalisés sur la façon des Etats-Unis à utiliser le droit comme arme de déstabilisation économique contre leurs alliés européens. Pour vous donner un ordre d’idée, en dix ans, les entreprises françaises ont payé 14 milliards de dollars d’amendes au Trésor américain pour l’application de lois extraterritoriales soit sur l’anti-corruption, soit sur le contrôle des exportations, le respect des embargos américains, etc. Donc, ce sont des sommes colossales qui ne sont que le dessus de l’icerberg parce qu’en dessous, il y a toute la distribution de l’entreprise et, souvent, ces types de cas finissent par la vente à la découpe de l’entreprise française.
Bref, j’ai donc passer 14 mois en prison, ensuite je suis revenu en France pendant 3 ans et ensuite je retourne en prison pendant un an.
Au nom de quel droit, de quels textes et de quels principes d’extra territorialité ont-ils pu te garder tout ce temps ?
Les Etats-Unis ont toute une batterie de lois à portée extraterritoriale. En fait, toutes ces lois ont été mises en place au fur et à mesure des années. Avant, en ce qui concerne l’anti-corruption, les Etats-Unis avaient une vieille qui datait de 1977 et qui ne s’appliquait qu’aux entreprises américaines. Mais en 98 ils ont rendu cette loi extraterritoriale. Ainsi, à partir de 98, la loi ne s’applique plus qu’aux entreprises américaines, mais s’applique à toutes les entreprises dans le monde à partir du moment où il y a rattachement territorial (dollar, SWIFT…), même minime, avec le territoire américain. Et là, je parle de la corruption. Mais il existe la même chose sur le respect des embargos que le pays décrète lui-même. Selon ses besoins, il met certains pays ou certaines entreprises sous embargo. Ça veut dire que le monde entier ne peut pas travailler et commercer avec des entreprises, des États ou des individus sans enfreindre le droit américain, sans être sanctionné par les Etats-Unis. Par exemple, ces sanctions peuvent concernées le secteur bancaire. BNP Paribas a payé 8,9 milliards de dollars pour avoir fait des opérations bancaires dans un pays qui était sous embargo américain. Le chantage, c’est de dire soit vous payez une amende parce que vous avez enfreint les lois américaines, soit on retire votre licence d’opération aux Etats-Unis ou on vous retire votre opération sur le dollar. De cette façon, vous êtes obligé de négocier et de payer des amendes colossales pour sortir de ce genre de poursuites. Tous les ans, une nouvelle loi extraterritoriale sort et, à chaque fois, sous couvert de valeurs morales ou indiscutables autour de lutte contre la corruption, contre le terrorisme, etc.
Où as-tu trouvé le courage d’affronter cette épreuve ? Comment t’en es-tu sorti ?
Déjà, j’ai reçu un soutien extrêmement important de ma famille. Dans ce genre de situation, on se retourne vers ce qu’il y a de plus solide et c’est la famille : ma femme, mes enfants, mes parents, ma soeur, etc. On se retrouve très avec un cercle très petit de personnes sur lesquelles on peut vraiment compter alors qu’à côté, l’entreprise m’a laissé complètement tomber. J’ai même été licencié pendant que j’étais en prison pour abandon de poste ! Effectivement, mon poste à Singapour était compliqué à effectuer d’une prison de haute sécurité. A ce moment-là, tu te sens vraiment seul. Quelques personnalités politiques ont réagi comme Arnaud Montebourg qui avait compris le lien entre le cas juridique aux Etats-Unis et le rachat d’Alstom par General Electric. Mais très peu avaient fait le lien. Ensuite, il y a des députés comme Marleix, qui ont agi et compris. Mais ça restait une minorité de personnes ! Donc je me suis retrouvé très seul en prison de haute sécurité, au plus haut niveau possible. En fait, on a une capacité d’adaptation extrêmement rapide dans ce genre de situation et, surtout, une fois que tu as compris les règles. Moi, j’ai essayé de comprendre ce qui m’arrivait. J’ai passé tout mon temps en prison à étudier les textes de loi américains et à étudier la jurisprudence pour comprendre ce qui était arrivé à des entreprises et à des individus poursuivis pour avoir enfreint cette fameuse loi Foreign Corrupt Practices Act. Je tuais le temps en me mettant au travail de 8h du matin jusqu’à 20 heures, comme si j’allais au boulot. J’étudiais la pile de documents que mon avocat ou mon épouse m’avaient envoyé. C’est comme ça que je me suis rendu compte que bon nombre de ces lois sont en fait des instruments de guerre économique pour cibler notamment les entreprises européennes. Ne serait-ce que cette seule loi FCPA, 80% des amendes au titre de cette loi sont payées par des entreprises non américaines et les deux tiers sont payés par des entreprises européennes. Et les secteurs qui ont été les plus ciblés ont été bien évidemment au début tout ce qui était facile : oil, gaz, télécom, énergie… Mais de plus en plus, tous les secteurs sont concernés.
Que gardes-tu de ces années et que gardes-tu de l’homme que tu étais avant ?
J’ai énormément changé. Bien évidemment, on ne passe pas à travers une telle épreuve, sans grand changement. Je pense que l’un des plus grands changements, c’est qu’après ça, tu apprécies tous les petits moments de la vie au centuple. Voilà, on apprécie plus à sa juste valeur tous les petits moments. Que ce soient les relations personnelles ou des situations complètement anodines, tu apprécies beaucoup plus !
Ce côté combatif, tu l’as toujours eu ?
Oui ! Quand on se retrouve devant un tel système, soit on baisse complètement les bras, soit, au contraire, on combat et on essaye de comprendre. Je pense que ce type d’épreuve est extrêmement révélateur et ce qui sommeille en toi émerge vraiment. Et tout ceci peut arriver à beaucoup de gens ! On ne s’en rend pas compte mais beaucoup de victimes de cet État américain et de ces guerres économiques se trouvent en prison ! J’en ai rencontré. Des pères de famille qui n’imaginaient pas un instant qu’ils pouvaient se retrouver dans cette mécanique-là.
Un mot sur Ikarian. Car quand tu es rentré des Etats-Unis, tu as monté une société de conseil ?
Quand je suis rentré des Etats-Unis, j’ai fait deux choses. J’avais écrit pendant mes mois de prison plus de 2000 pages d’analyse sur ces lois là. Quand je suis revenu en France, je me suis aperçu que j’étais devenu un peu un expert sur le sujet. J’ai donc entamé une démarche avec l’ancien bâtonnier Paul-Albert Iweins pour essayer de sensibiliser le gouvernement français à la nécessité de changer la loi française anti-corruption pour protéger les entreprises françaises de l’extraterritorialité. Là, on a fait pas mal de conférences, notamment une à l’Assemblée Nationale, pour sensibiliser les députés à la nécessité de changer la loi. Ce qui a été fait en 2016. Il y a une nouvelle loi anticorruption française qui s’appelle la loi Sapin 2. Les entreprises ne le perçoivent pas comme ça, mais, à la base, cette loi est faite pour les protéger des lois extraterritoriales américaines et pour s’assurer que, même s’il y a des poursuites, les amendes soient au moins à payer au Trésor français plutôt qu’au Trésor américain. J’ai donc contribué sur cette partie de sensibilisation à grande échelle et en parallèle, j’ai monté effectivement mon cabinet de conseil en complément stratégique et opérationnel, Ikarian. Nous accompagnons les entreprises, de manière très verticale, sur ce sujet de mise en conformité avec les différentes lois anti-corruption, avec les lois sur le contrôle de l’exportation, les lois sur les embargos… Et de plus en plus, on nous demande des services sur la partie protection des données, notamment stratégiques. Nous faisons de la désensibilisation, des formations, des audits, des procédures, des réécritures de procédures et du code de conduite, de la vérification d’intégrité des partenaires commerciaux, beaucoup de cartographie des risques de corruption, des vérifications d’intégrité, des diligences sur les partenaires commerciaux… Nous avons aussi des outils, notamment un outil de ligne de donneurs d’alerte, etc. Etc. Toujours avec la même sensibilité à cette extraterritorialité avec des services ou des outils qui protègent les entreprises à une dimension européenne. Nous avons beaucoup de clients en Europe, mais aussi hors d’Europe, aux Etats-Unis et en Chine, et de tous les secteurs d’activité.
Aujourd’hui, quels sont tes objectifs ?
Du coup, sur le plan professionnel, j’ai développé Ikarian qui marche très bien car je pense qu’il y avait un besoin au niveau des entreprises françaises de trouver ces services issus d’acteurs français. L’idée est de pérenniser Ikarian et de porter bien évidemment le discours sur la souveraineté juridique là où on me laisse m’exprimer. Il y a énormément de conférences à ce sujet-là et c’est un sujet essentiel pour garantir la liberté des citoyens français d’abord et européens ensuite. Et puis, lorsqu’on parle de souveraineté juridique, on parle de souveraineté numérique, de souveraineté industrielle… Ça fait partie d’un tout ! Je veux donc continuer mes prises de parole pour sensibiliser l’opinion publique et les dirigeants politiques sur ces sujets-là. Et puis après, j’ai mon projet très personnel qui est de racheter Général Electrics que les Etats-Unis nous ont pris. Je porte ce projet depuis deux ans et j’ai bon espoir qu’il aboutira. J’ai récupéré une équipe de management complète ainsi que des fonds pour faire ce type d’opération. Et j’espère qu’on arrivera à convaincre le gouvernement qu’il est nécessaire de recouvrer notre souveraineté qu’on a mis beaucoup, beaucoup de temps à construire, 10 à 15 ans !
Tu la définirais comment cette souveraineté numérique ?
Je pense que l’Etat a le devoir de protéger ses citoyens et ses entreprises et de plus en plus sur la partie données personnelles et données stratégiques. Là, depuis que certains pays ont mis en place des lois extraterritoriales sur le numérique, c’est le Far West. Voici un exemple qui est très significatif. Les Etats-Unis ont mis en place le Cloud Act qui permet aux autorités américaines de demander à un service provider américain de lui fournir les données de clients stockées dans le cloud, même si ces données sont stockées hors Etats-Unis, en France par exemple. On arrive au paroxysme de l’extraterritorialité ! Si tu utilises Outlook et que tes données sont stockées sur un serveur à Paris, les Américains peuvent les exploiter en cas de suspicion. Si un procureur ou n’importe qui aux Etats-Unis qui fait partie du gouvernement a des soupçons, il peut demander à Microsoft de lui donner les informations stockées sur Microsoft Azure. Pourquoi les Etats-Unis font ça ? Il faut revenir à ce qu’a révélé Snowden en 2013. Il a révélé que la NSA a travaillé main dans la main avec 100 entreprises américaines du numérique, donc les GAFA et d’autres, pour collecter toutes les transactions numériques, que ce soit les emails, les SMS, les vidéos, tout sur tout le monde et notamment sur les citoyens et les entreprises européennes. Il y avait des centaines de milliers de citoyens français espionnés par la NSA. Dans ce programme Prism qui faisait suite au programme Echelon de la NSA, il y avait la volonté d’espionner toutes les communications numériques des cadres dirigeants des entreprises françaises qui négociaient des contrats de plus de 200 milliards de dollars. Ça veut dire que tous les dirigeants des grandes entreprises (Airbus, Alstom, Technip, etc) étaient systématiquement sur écoute de la NSA. Ce sont les révélations de Snowden en 2013 et de WikiLeaks à la même époque. Ça veut dire que nous pensons naïvement que lorsque les États-Unis veulent un marché libre et que le meilleur gagne, en fait, ce n’est pas du tout ça. Ce n’est pas celui qui a meilleur produit au meilleur qui gagne. C’est celui qui a la meilleure information au meilleur moment et qui peut réagir au meilleur moment. Les États-Unis l’ont bien compris et ont fait cet espionnage massif grâce à NSA depuis des années. En fait, tout ce système a été vraiment industrialisé après la fin de la guerre froide toutes les agences de renseignement se sont retrouvées au chômage parce qu’elles plus d’ennemis politiques et, sous Clinton, le renseignement américain a été orienté du renseignement politique vers le renseignement économique. Si on parle avec des gens des services, ils vous diront qu’à peu près 60% des agences de renseignement américaines travaillent principalement sur du renseignement économique et le reste sur la drogue et le terrorisme, alors qu’en Europe, on est plutôt à 95% sur l’antiterrorisme. Il y a donc un Etat qui a mis au service des entreprises américaines la puissance de l’Etat pour des besoins économiques.
Ces révélations sont apparues au grand jour grâce à Snowden. Et, à ce moment-là, les entreprises du numérique qui avaient travaillé avec la NSA se sont retrouvées dans une situation très compliquée parce qu’elles auraient pu être poursuivies par les sociétés ou par les États qu’elles ont espionnés. Angela Merkel et François Hollande avaient été mis sur écoute aussi ! Les américains ont ainsi respecté leurs propres lois mais ont enfreint de nombreuses lois françaises et européennes en étant complices de cet espionnage. Pour protéger et donner un cadre légal à cet espionnage massif, les Etats-Unis ont créé en 2018 le Cloud Act. Ce dernier donne une garantie juridique à toutes ces entreprises qui travaillent main dans la main avec la NSA pour espionner nos entreprises en leur disant : « maintenant, il y a une loi qui dit que vous avez l’obligation de transférer les données qui sont stockées chez vous si on vous fait la demande ». Et maintenant, dans la dernière version du texte, ils ont même l’obligation de les décrypter pour les instances américaines qui demanderait ces informations. C’est pour ça que je fais beaucoup de sensibilisation sur l’utilisation des outils comme outil de guerre économique et aussi sur des sujets tels que le clonage et autres sujets similaires.
Si on regarde la partie juridique, on a l’impression qu’il y a une incompatibilité entre le droit européen et le droit américain. Visiblement, il y en a un des deux qui perd…
Il y a un conflit de lois ! Par exemple, tu ne peux pas respecter le RGPD et le Cloud Act. Finalement, tu es obligé d’enfreindre certaines lois. Pourquoi les Etats-Unis ont mis en place le Cloud Act ? C’est pour contourner les lois de blocage. C’est-à-dire que si une entreprise française doit transmettre des informations à une autorité étrangère parce qu’elle est poursuivie par cette dernière, il existe une loi française pour y répondre : la loi de blocage. Elle interdit aux entreprises françaises de transférer à des autorités étrangères des informations sauf si elle passe par le ministère de l’Economie qui a un département dédié qui filtre les informations. Il existe donc ce qu’on appelle des traités multilatéraux d’échange d’informations entre les ministères de la Justice des différents pays. Et donc, si les Etats-Unis veulent des informations sur les entreprises françaises, ils doivent passer par le ministère de la Justice américain puis par celui de France qui s’adresse directement aux compagnies concernées. Sauf que tout cela prend beaucoup de temps et que, bien évidemment, avec cette loi, en théorie, les Etats-Unis ne devraient pas pouvoir récupérer toutes les informations qu’ils souhaitent. Mais, via le Cloud Act, ils passent complètement au-dessus des traités internationaux de coopération judiciaire entre les Etats-Unis et la France. Au lieu de passer par un ministère, ils passent directement par les GAFA pour collecter les informations sur les Cloud même ceux basés en France.
Selon toi, est-ce que les données des citoyens sont aussi intéressantes que les données des grands groupes ?
Les données des citoyens sont extrêmement importantes en effet ! Prenons l’exemple du Data Hub. C’est un registre qui collecte les données de santé des français pour faire de la recherche médicale. C’est un projet du ministère de la Santé français. Un contrat a été passé avec Microsoft pour stocker ces données. Et il faut savoir que Microsoft Azur est soumis au Cloud Act, qu’il peut être piraté ou bien utilisé à d’autres fins. Donc, potentiellement, les Etats-Unis peuvent accéder à nos données de santé. Moi, je n’ai pas signé pour ça ! J’ai signé pour que mes données soient stockées sur des serveurs français soumis au RGPD mais pas au Cloud Act américain. Et pour ce projet, il n’y a pas eu d’appel d’offres. Ça a été négocié quasiment de gré à gré entre les institutions et les entreprises sous prétexte qu’il fallait aller vite et qu’il n’y avait pas d’offres françaises. Ça pose de très sérieux problèmes parce qu’en faisant ça, les pouvoirs publics cautionnent d’une certaine manière cette l’extraterritorialité. Des recours déposés au niveau de la CNIL devraient faire bouger les choses ! Normalement, tout doit être revu au bout de deux ans mais il a fallu que beaucoup de voix s’élèvent pour que l’Etat réagisse. Avec plus de culture et d’intelligence économique au niveau de l’Etat, ça aurait dû être une priorité d’envisager une alternative française pour sécuriser les données de santé des Français.
D’un point de vue légal, tout semble très complexe ! Des lois existent mais se contredisent, comment est-ce possible ?
Le problème n’est pas seulement la loi, c’est l’application de la loi. Les Etats-Unis ont les moyens de faire appliquer leurs lois alors que la France édicte beaucoup de lois mais a énormément de mal à les faire appliquer. C’est pour ça qu’il y a ce ping-pong depuis plus de 25 ans entre l’Europe et les Etats-Unis sur la captation des données. Il y a eu d’abord le Safe Harbor, puis, après l’affaire Snowden, le Privacy Shield, un accord qui encadrait plus ou moins le transfert des données européennes vers les Etats-Unis mais qui était finalement très en faveur des Etats-Unis. Pour changer tout ça, il a fallu qu’un avocat autrichien, Schrems, affirme qu’il n’était pas d’accord avec le Privacy Shield ! Selon lui, l’accord ne le protégeait pas suffisamment en tant que citoyen européen et il a refusé que ses données soient transférées aux Etats-Unis. Il a donc eu recours à la Cour de justice européenne et cette loi a été abrogée en juillet 2020. Et un nouveau texte, Schrems II, interdit le transfert des données personnelles vers les Etats-Unis. Ce qui pose tout un tas de problèmes pour les GAFA et autres entreprises américaines. Là, il est important de voir que même la communauté européenne a été extrêmement laxiste en négociant le Privacy Shield qui ne protégeait pas vraiment les citoyens européens.
Et ce laxisme vient d’où ? Est-ce une question de compétence ou bien d’intérêt ?
Un peu des deux ! L’Union européenne a pour vocation de créer un marché européen. On le voit notamment avec la loi sur la concurrence : c’est avant tout un marché et pas une entité politique ou juridique pour protéger les citoyens européens. Il faut revenir au niveau de chaque Etat pour que des lois puissent être appliquées à chaque citoyen de chaque Etat. C’est très compliqué au niveau de l’Europe d’avoir un consensus sur ce sujet. À 27, c’est beaucoup plus compliqué que lorsqu’on était 6 ou 7. Et puis certains de ces pays sont encore très atlantistes ! On ressent encore le poids de l’après seconde guerre mondiale et de la Guerre Froide. Ce qui compromet l’autonomie stratégique de l’Europe ! Et sans elle, c’est compliqué d’avoir une souveraineté juridique, numérique et industrielle. On voit beaucoup de projets européens sabordés par des États qui sont plus enclins à soutenir des politiques dans leur intérêt.
Et quand on parle de technologie, on n’a pas forcément le cadre légal. Mais est-ce que, selon toi, on a les technologies et les outils qui nous permettent de proposer des alternatives pour se passer de l’infrastructure américaine ?
Alors, évidemment, on a 15 ans de retard sur les Etats-Unis dans bien des domaines, à la fois sur le hardware, le software, sur réseaux, etc. Mais dans les années 70, on était aussi en retard en termes d’indépendance énergétique. Mais on a réagi et en 15 ans, la France est devenue autonome sur la partie énergétique ! Je pense qu’on a besoin de ce même type d’impulsion pour le numérique et elle ne peut venir que de l’Etat. C’est une nouvelle bataille. Il faut un grand plan du numérique ! Un plan qui doit tout d’abord orienter la commande publique vers des acteurs français. C’est ce qui fait actuellement défaut pour l’instant. Les GAFA sont nés parce qu’il y a eu de la commande publique américaine, notamment du département de la Défense américain. Ce dernier a sponsorisé l’émergence des GAFA et d’autres acteurs américains. Donc, la commande publique américaine a été orientée pour créer les champions que nous avons actuellement, en tout cas une bonne partie de ceux que nous avons actuellement en Europe. Mais le droit de la concurrence européen nous met des bâtons dans les roues pour orienter la commande publique vers des acteurs français ou européens. Je pense qu’il y a vraiment urgence à revoir cela et à faire une sorte d’exception pour le numérique ou de trouver des moyens d’orienter la commande publique vers des acteurs français et européens pour combler ce trou. Ça va prendre énormément de temps mais si on ne commence pas, on n’y arrivera jamais. Les Russes et les Chinois ont pris conscience de l’importance de cette souveraineté numérique et essayent depuis longtemps de s’affranchir au fur à mesure des outils et des services américains. Par exemple, les Chinois et les Russes essayent de créer une alternative au système Swift. Les autorités chinoises ont déclaré qu’en 2024, il n’y aurait plus de software américain sur les ordinateurs utilisés par la fonction publique chinoise. Donc, il faut qu’il y ait une volonté politique au plus haut niveau en Europe. Soit on reste sous l’ombrelle américaine et donc on va rester dépendant numériquement, économiquement et politiquement. Soit on trouve une troisième voie entre la Chine et les Etats-Unis ! Pour l’instant, on a beaucoup de discours mais, dans les faits, ça va être compliqué d’y arriver à 27.
Il n’y a pas d’alternative, mais les enjeux financiers sont monstrueux… Comment avancer ?
Je ne dis pas qu’il faut tout reconstruire et je n’ai pas de solution je peux illustrer avec deux exemples à notre petite échelle. La loi française Sapin impose aux entreprises de 50 personnes et plus de mettre en place un système de lignes hors d’alerte. C’est un système en mode SaaS où les collaborateurs peuvent déclarer une alerte. Ça peut, par exemple, être des alertes éthiques en cas de corruption dans l’entreprise. Ce type de données est d’une valeur extrêmement importante. Les entreprises qui proposent ce type de services étaient au début que des entreprises américaines. Donc, potentiellement, l’information est directement accessible aux Etats-Unis avant même qu’elle soit traitée ! Quelques alternatives ont vu le jour notamment avec les idées d’une suédoise et d’une hollandaise et des entreprises françaises, conscientes de toutes ces problématiques, se sont tournées vers elles. Mais, 2 ans après, les deux sociétés ont été rachetées par des entreprises américaines. Et nous, de notre côté, on a travaillé sur un système identique français, stocké sur OVH et donc non soumis au Cloud Act.
Et justement, OVH fait partie des infrastructures qui peuvent potentiellement nous rendre optimistes ! Et il y a des acteurs comme Flichy ou autres qui indiquent qu’on est en bonne voie. Qu’en penses-tu ?
On a raison d’être optimiste parce que je vois que ce sujet devient un sujet d’actualité. Je vois beaucoup de groupes, notamment d’entreprises françaises, qui se sont regroupés et qui font de la souveraineté numérique leur cheval de bataille. Je sens que les choses bougent et qu’il y a une prise de conscience dans les entreprises et au niveau des politiques. Et de plus en plus de conférences sont organisées autour du sujet. Je vois le changement mais je pense que c’est trop lent et qu’il manque l’impulsion des pouvoirs publics. Ça ne peut être qu’une décision politique et ça doit être avant tout une décision française. Des efforts sont faits au niveau de la Commission européenne mais trop lentement ! Il faut d’abord commencer par la France comme on l’a fait pour la RGPP et ensuite essayer d’imposer ce que nous faisons au niveau européen. Et pour commencer, il faut orienter la commande publique vers des acteurs français ! Et ensuite, il va falloir ce qui a beaucoup manqué jusqu’à maintenant : une réaction juridique à cette extraterritorialité. Est-ce que tu as vu beaucoup d’entreprises américaines du numérique sanctionnées dans le domaine dans les tribunaux français ou européens suite à l’affaire de la NSA? Il n’y a pas eu de plainte. Imagine des acteurs français qui auraient espionné des entreprises américaines sur le territoire américain. Tout le monde aurait fini en prison et ces entreprises auraient été banni à vie du territoire américain. Bien évidemment, en Europe, il ne s’est rien passé suite à l’affaire Snowden. C’est ça qui a été dramatique. Et comme il ne s’est rien passé, tant qu’on gagne, on joue. Il faut se faire respecter et mettre des amendes aussi aux entreprises américaines qui enfreignent nos lois. Et pour l’instant, c’est compliqué. Même l’affaire Apple Accor, où Apple a été condamné à 13 milliards de dollars d’amende par les tribunaux pour évasion fiscale, est un échec. L’Irlande devait récupérer les 13 milliards de dollars mais le pays n’en voulait pas et ne voulait surtout pas qu’Apple leur payer une amende parce qu’il voulait continuer à faire du dumping fiscal en Europe. On en est là. C’est quand même ahurissant d’arriver à ce type de paradoxe. Et la Cour de Justice européenne a annulé la décision contre Apple !
Donc, pour toi, il faut commencer par la France ?
La commande publique en France, c’est 50% à peu près du PIB. On commence par orienter la commande publique française vers une entreprise française et après, on voit. Comme on l’a fait dans les années 70 pour créer Alstom et Framatome.
En parlant d’Alstom, c’est un combat qui est visiblement assez actif. Tu es potentiellement en train de reprendre cette filiale qui a été vendue il y a quelques années. Où en es-tu dans ce consortium et ce projet de rachat d’Alstom ?
C’est un projet qui est envisageable car General Electric est au bord de la banqueroute pour tout un tas de raisons. La raison principale est qu’en 2008, GE était avant tout une grande banque et un grand assureur. Ce qui assurait 80% de ses profits. Mais la société a été pris la main dans le sac dans les affaires de subprimes. Le gouvernement américain a injecté 130 milliards de dollars pour sauver l’entreprise. Une dette qu’elle n’arrive aujourd’hui pas à rembourser. Ils sont donc contraints de vendre beaucoup d’actifs et de se concentrer sur certaines filiales. C’est une occasion unique de récupérer la partie la plus stratégique. Voilà deux ans que je porte ce projet. J’ai réuni une équipe de management pour reprendre cette activité et j’ai déjà discuté avec des fonds et avec les ministères pour les sensibiliser à la nécessité de faire cette opération. Donc, entre temps, General Electric procède à un énième licenciement massif notamment sur la partie nucléaire. Et le vrai risque est qu’on perde des compétences clés et qu’on ne puisse plus assurer la maintenance de la centrale nucléaire. Donc, il y a une urgence sociale, technologique et industrielle à reprendre cette activité le plus rapidement possible. C’est assez compliqué mais je perçois l’espoir qu’on va y arriver parce que le pire, ce serait que cette activité soit revendue à un autre acteur français.